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En présentant son exposition à lady Suzanna et à Higgins, Giovanni Battista Belzoni s’enflamma.
— Ne trouvant pas de modèles à imiter, les Égyptiens furent obligés de créer. La nature les avait dotés de facultés tellement heureuses que leur génie pourrait encore, aujourd’hui, nous fournir des idées nouvelles après toutes celles qu’on leur a empruntées ! Les Grecs ont tout puisé dans l’architecture égyptienne. Ce qui rend admirables les sculptures du temps des pharaons, c’est la hardiesse de l’exécution. Imaginez les calculs nécessaires pour dresser les statues colossales sans négliger le moindre détail ! Il fallait pourtant adapter les proportions de la tête, destinée à être contemplée de loin. Sinon, l’ensemble aurait manqué d’effet. Et quelle patience pour sculpter les hiéroglyphes et peindre ces figures innombrables qui décorent les temples et les tombes !
Face aux dessins représentant les scènes fabuleuses de la demeure d’éternité du pharaon Séthi Ier, Belzoni se souvint de ce mois d’octobre 1817 au cours duquel il avait découvert la plus grande et la plus belle tombe de la Vallée des Rois. D’aucuns l’accusaient d’avoir défoncé la porte à coups de bélier, mais lui se rappelait surtout son émerveillement. La longueur incroyable de ce monument creusé au cœur de la roche, le nombre phénoménal de salles décorées, ce parcours menant du monde apparent à la salle de résurrection… Il fit revivre chacun de ses pas à ses deux invités, immergés dans un univers peuplé de divinités.
— Restait-il des trésors ? demanda lady Suzanna.
— Les pillards avaient emporté les innombrables chefs-d’œuvre remplissant la tombe, déplora Belzoni. Je n’ai recueilli que quelques figurines de terre cuite vernissées et peintes en bleu[13]. Restaient également des statues en bois destinées à contenir des papyrus et des fragments d’autres sculptures. Mais au centre de la salle du Taureau[14] m’attendait un sarcophage qui n’a pas son pareil au monde !
Belzoni, lady Suzanna et Higgins contemplèrent ce monument unique en albâtre, le clou de l’exposition.
— Regardez, dit l’Italien en utilisant une lampe, il devient transparent quand on place une lumière derrière l’une de ses parois ! Vous distinguez alors son décor sculpté, formé de centaines de petites figures qui n’ont pas plus de deux pouces de haut. Jamais l’Europe n’a reçu de l’Égypte une pièce antique de la qualité de celle-ci !
Lady Suzanna et Higgins partagèrent la fascination du découvreur.
— À votre avis, demanda la jeune femme, quelle est la signification de ces scènes ?
— Je songe à une sorte de procession funéraire et à des symboles protecteurs du roi reposant dans son sarcophage[15].
— Sa momie avait disparu, je suppose ?
— Hélas ! oui, et le couvercle également. Nous en trouvâmes quelques fragments ici et là, mais impossible de le reconstituer. Ayant pris des empreintes des bas-reliefs, et terminé les modèles et les dessins de cette tombe royale, je m’occupai d’en retirer ce sarcophage d’albâtre. Une entreprise très délicate, car le moindre choc risquait de briser les parois. Une vigilance de chaque instant me permit d’éviter les accidents. Sitôt à l’air libre, mes gens apportèrent une forte caisse et l’on y glissa la merveille. Ensuite, long et pénible déplacement jusqu’au Nil ! Un terrain inégal, du sable, des cailloux, les brûlures du soleil… Vous n’imaginez pas la dureté de ce voyage. À l’exemple des anciens Égyptiens, nous utilisâmes des rouleaux et nous mouillâmes le sol. Et le sarcophage parvint au bateau à destination du Caire. Puis Alexandrie et… Londres ! Et je ne regrette pas d’avoir sauvé ce sommet de l’art pharaonique : peu de temps après mon exploration, et en dépit de la rigole que j’avais ordonné de creuser afin de détourner les eaux de pluie, la tombe fut inondée. Mes consignes n’ayant pas été respectées, un torrent emplit les galeries, et plusieurs bas-reliefs furent abîmés, notamment aux angles des piliers des portes. Des figures entières étaient tombées, et je m’évertuai à réparer les dégâts. La vue de ces dégradations me causa une peine immense.
Ému, Belzoni caressa son sarcophage. En le vendant au British Museum, il gratifierait l’illustre institution d’une pièce unique et poserait la base de sa fortune.
Higgins tourna autour du monument. Il rêvait de l’instant où les hiéroglyphes, devenus lisibles, recommenceraient à parler. Cette cuve de pierre, porteuse de symboles, n’était-elle pas un livre entier dont le contenu magique préservait l’âme du pharaon ?
L’ombre d’une souffrance ternit le regard de l’Italien.
— Un souci ? s’inquiéta lady Suzanna.
— Quand j’ai ouvert la porte de ce sublime tombeau, déclara Belzoni d’une voix sombre, j’ai cru que l’on reconnaîtrait mes mérites. Au lieu de ça, les journaux en provenance d’Europe fomentèrent un véritable complot contre ma personne. On tentait de me discréditer, on ignorait l’importance de mon travail, on passait sous silence mes découvertes et on les attribuait même à d’autres ! J’ai écrit de nombreuses lettres rétablissant la vérité, mais les rumeurs et les mensonges n’ont pas cessé. Des langues de vipère ont osé prétendre que des Arabes avaient déjà visité mon tombeau et que je les avais payés pour m’en désigner l’entrée ! J’ai supplié le consul Drovetti de rétablir les faits et je me suis engagé à verser cinq cents piastres à quiconque prouverait avoir pénétré dans ce sépulcre avant moi ! Et personne, bien entendu, ne s’est présenté.
— Existe-t-il une sorte de chef d’orchestre capable d’organiser ce complot destiné à vous détruire ? interrogea Higgins.
— Je l’ignore, avoua le géant.
— L’identifier ne serait-il pas la principale raison de votre retour en Angleterre ?
— Je devais quitter l’Égypte afin de présenter les preuves de ma compétence en publiant un livre et en organisant cette exposition.
— Réussite totale, monsieur Belzoni.
— Je n’en suis pas si sûr ! Il me reste encore du chemin à parcourir, et mes ennemis ne me laisseront pas le champ libre.
— En comptez-vous tellement ? s’étonna lady Suzanna.
— J’en ai peur !
— Je vous sens de taille à les affronter, surtout avec la protection des divinités égyptiennes.
— Accorderiez-vous de l’importance à cette très ancienne religion ? demanda Higgins.
— Je ne crois pas à notre absolue supériorité et je déplore le manque de respect envers les Anciens, confessa la jeune femme. En regardant ces dessins et ce sarcophage, nous sommes épris d’admiration et nous constatons notre ignorance. Des secrets essentiels ne se dissimulent-ils pas derrière ces figures énigmatiques ?
— Elles ne le seront peut-être plus longtemps, prophétisa Belzoni. Un érudit anglais, Thomas Young, est sur le point de les déchiffrer.
— Ne croyez-vous pas aux chances de Champollion ? s’étonna l’inspecteur.
— Pas une seconde ! Il a trop de retard.
Lady Suzanna examina un modeste coffret contenant des morceaux d’étoffes.
— Elles ont servi aux momificateurs, expliqua l’Italien.
— Tous les Égyptiens étaient-ils momifiés ?
— Pas les miséreux, dont les cadavres séchaient au soleil avant d’être enveloppés dans une toile grossière et entassés au sein d’un caveau collectif. Ils s’y trouvaient mêlés à des momies de vaches, de brebis, de renards, de poissons, d’oiseaux et même de crocodiles ! Ces caveaux-là n’intéressent guère les pillards. Ils ne contiennent ni bijoux ni papyrus, seulement ces pauvres dépouilles. Les gens aisés se payaient un sarcophage en sycomore décoré de scènes relatant des moments de leur existence, et l’on y déposait un rouleau de papyrus. Les momies des prêtres bénéficiaient d’un traitement spécial : bras, jambes, doigts des pieds et des mains enveloppés séparément, nombreuses bandelettes de lin entrelacées, bracelets, sandales de cuir. Et les tombes des rois et des nobles contenaient une multitude de richesses, des objets en or, des statues, des vases de pierre, des récipients à viscères, comme si les morts avaient voulu s’entourer de ce qui servait à l’entretien de la vie.
— Votre admirable momie, au visage rayonnant, tellement éloignée de l’idée que nous nous faisons du trépas, était forcément un grand personnage, avança lady Suzanna.
— Un roi n’aurait pas été mieux traité, reconnut Belzoni.
— D’où provenait-elle ?
— De Thèbes.
— Un tombeau précis ?
— Je l’ignore. Le sarcophage avait été sorti de sa cachette, et les Arabes ne m’ont pas donné de précisions. Le nom et l’histoire de ce noble figurent sur des bandelettes inscrites, et nous connaîtrons un jour son nom.
— Qu’est devenue cette momie ?
Le géant se sentit mal à l’aise.
— Elle est soumise à l’étude des scientifiques et…
— Elle a disparu, intervint Higgins, et je la recherche.
Lady Suzanna parut stupéfaite.
— Rechercher une momie… Seriez-vous archéologue ?
— Inspecteur de police.
Les admirables yeux verts de l’aristocrate exprimèrent un profond étonnement.
— Pourquoi la police s’intéresse-t-elle à la dépouille d’un vieil Égyptien ?
— Parce qu’elle est impliquée dans une affaire criminelle.
La jolie brune se tourna vers Belzoni.
— Étiez-vous au courant ?
— L’inspecteur Higgins m’a informé.
— Une momie tueuse ? C’est insensé !
— Elle n’est pas encore accusée, rectifia Higgins.
La jeune femme sourit.
— Une belle cause à défendre ! Si vous la traînez en justice, je la soutiendrai.
— Seriez-vous… avocate ?
— Métier interdit aux femmes, paraît-il, mais j’ai franchi tous les obstacles. Et je suis fière de mes premiers succès. Seuls les cas difficiles m’intéressent.
— Nous sommes fort éloignés d’un éventuel procès, lady Suzanna.
— Néanmoins, vous songez à une momie criminelle, capable de revivre, de bouger, voire de se transformer en prenant l’apparence d’un gentleman !
— Ne nous emballons pas. À ce stade de l’enquête, il ne s’agit que d’un indice important, une sorte de trésor attirant les convoitises.
— L’identité de la victime ?
— Désolé de ne pouvoir vous répondre.
— Et vous, Belzoni, parlerez-vous ? questionna la jeune femme.
— L’inspecteur n’apprécierait pas une indiscrétion, me semble-t-il.
Higgins approuva d’un hochement de tête.
— La loi du silence ! J’ai l’habitude. Cette histoire me passionne, messieurs, et je suis décidée à en savoir davantage. Au premier rang de mes défauts figure l’obstination. Alors, nous nous reverrons. Merci pour cette visite guidée, monsieur Belzoni. Ce fut un vrai privilège. À bientôt, inspecteur.
Le Titan de Padoue en resta bouche bée.
Aérienne, la superbe créature quitta l’Egyptian Hall.
— Sacré tempérament ! Je vous souhaite bonne chance, inspecteur.
— Il me reste deux ou trois questions à vous poser, monsieur Belzoni.
— Je suis prêt à vous répondre sur-le-champ.
— Vu l’heure tardive, votre mémoire risque de se montrer défaillante. Acceptez-vous une nouvelle invitation à déjeuner au Traveller’s Club ? Je compte parrainer votre candidature, et la cuisine n’y est pas déplaisante. À demain ?
— À demain.